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Témoignage de Georges et Lila

Médiatrice : Emmanuelle Névo

Emmanuelle Névo :

Nous avons aujourd'hui la chance d'avoir parmi nous deux personnes qui ont le syndrome d'Asperger et qui ont bien voulu venir témoigner de leur parcours. Ils vont se présenter eux-mêmes.

Georges Huard :

Bonjour, je suis Georges Huard, j'ai 46 ans, je travaille à Montréal comme technicien en informatique. J'ai eu mon diagnostic à 36 ans, en 1995, par le docteur Laurent Mottron. Maintenant, je poursuis ma vie, je fais des gaffes encore, il y a bien des défis à surmonter, mais j'arrive à utiliser certaines stratégies pour pouvoir contourner quelques uns des problèmes que je vis en raison de mon syndrome.

Lila Vinçot-Abiven :

Bonjour, je m'appelle Lila, j'ai 22 ans, je suis de La Roche Maurice, près de Landerneau. En ce moment, je suis encore étudiante. Je suis en deuxième année de master, ça correspond à bac + 5, à l'université de Bretagne Sud, à Vannes. Ce sont des études de documentation. Si ce n'est pas assez visible, je vous précise que je suis super stressée, vous voudrez bien m'excuser.

Photo : Lila et Georges
Lila et Georges

Emmanuelle Névo :

Je voulais vous demander d'abord, Georges et Lila, comment s'est passée votre enfance, et comment vous avez découvert les symptômes de votre syndrome d'Asperger, vous ou vos parents.

Georges Huard :

Au début de mon enfance, je ne pouvais pas réaliser que j'étais différent des autres au premier abord. J'étais comme j'étais. Je n'étais pourtant pas tout à fait comme les autres, parce que je n'embarquais pas dans les jeux des autres enfants, j'étais souvent dans mon coin, je jouais souvent tout seul et je trouvais que les autres personnes étaient imprévisibles. J'avais des passions spécialisées : j'étais passionné par les insectes et fasciné par le métro de Montréal (on avait un métro en 1966, j'avais 7 ans). Mon frère, lui, est atteint d'autisme de Kanner, avec déficience intellectuelle. C'était un défi pour ma mère, qui était monoparentale avec quatre enfants, dont deux avec troubles envahissants du développement. J'ai un frère, Gilbert, qui est un peu hyperactif, mais qui est, disons, plus ou moins comme les autres enfants. Il parvenait à se faire des amis dans le même quartier, alors que moi, il fallait prendre un autobus et un métro pour aller voir mes amis. Quand j'avais des amitiés, c'étaient des amitiés de qualité, mais il fallait aller loin. Alors que mon frère et ma sœur se faisaient des amis dans le quartier.

Une autre chose qui ressortait, c'était que j'avais de la difficulté dans les activités de groupe, parce que les activités de groupe demandaient trop, dans le sens de tenir compte, par exemple de l'endroit où est la balle, de la personne à qui il faut l'envoyer, etc. Dans les sports d'équipe, c'était très difficile, et même suivre une conversation de groupe c'était difficile.

Je n'étais pas l'exception dans le fait que j'allais chercher de la conversation chez les adultes. La plupart des enfants apprennent à se tenir avec d'autres enfants, à se socialiser avec d'autres enfants, mais moi je cherchais à me socialiser avec d'autres adultes. Quand ma mère avait un invité, c'était quelqu'un qui allait m'encourager en disant : « c'est un garçon très intelligent que tu as ». Je connaissais beaucoup de choses et j'étalais mon savoir ; c'est une façon qui impressionnait beaucoup d'adultes.

Je manquais de gros bon sens. Je ne ramassais rien, je laissais les choses traîner. Il y avait aussi des problèmes du genre : je ne reconnaissais pas les émotions des autres, je ne savais pas quand quelqu'un était de bonne humeur, ou quand c'était mon tour … Il fallait qu'on me dise tout verbalement et qu'on m'explique tout. Dans le temps de ma mère, on ne croyait pas ce genre de diagnostic, on disait plutôt que l'enfant faisait exprès, que c'était un enfant difficile, qu'il faisait des caprices. Et on utilisait une méthode plutôt dure pour essayer de me remettre sur le droit chemin. Ç'avait plus ou moins des bons effets.

Une chose qui m'a aidé, c'est d'avoir grandi dans les années 1970, où il y avait une atmosphère d'émerveillement partout. Et quand les gens ont un émerveillement pour n'importe quoi, que ce soit la nouvelle exposition universelle de Montréal, les ovnis, n'importe quoi, du moment que les gens étaient de bonne humeur et intéressants à parler, ça me motivait. Si on se prenait trop au sérieux, ça me décourageait, je ne voulais rien savoir, ça me faisait peur. Pour les personnes Asperger, les mises en échec, comme se faire dire tout le temps non sur un ton très sévère ou bien qu'on est nul, en sport par exemple, sont très décourageantes. Il faut tout mobiliser pour aider une personne Asperger à avancer dans la vie.

Lila Vinçot-Abiven :

Comme pour Georges, c'est surtout ma mère qui m'a parlé de mon enfance, surtout lors de mon diagnostic, il y a un an seulement, quand il a fallu se rappeler de beaucoup de choses de mon enfance, des choses que j'avais oubliées ou dont je ne me doutais pas. Des fois, ce sont des choses qu'elle n'avait pas osé me dire alors. Par exemple, il y a quelque temps, il y a un enfant d'un des parents de l'association qui est venu à la maison ; il était un peu agité. Et je lui ai demandé : « eh bien dis donc, j'étais comme ça quand j'avais son âge ? » et elle m'a répondu « non, tu étais pire ». Apparemment, comme les Asperger, je n'ai pas eu de retard de langage, mais vers quatre ou six ans, j'ai commencé à me replier sur moi-même et vers six ans j'avais des crises de colère, très brusques apparemment, et très spectaculaires. Ça c'est réglé en allant deux ans chez un pédiatre du CMPP à qui j'en ai fait voir de toutes les couleurs. Au bout de deux ans, j'étais calme, même si j'ai refusé de retourner au CMPP par la suite.

Emmanuelle Névo :

Comment s'est passée votre scolarité, au collège, au lycée. Quelle aide auriez-vous aimé recevoir, et quelle aide peut-on apporter aux enfants autistes à l'école comme à l'extérieur de l'école ?

Georges Huard :

Quand on veut aider des personnes Asperger, il faut chercher à atteindre certains objectifs, comme une meilleure compréhension des conventions sociales de communication. Dans notre société, il y a beaucoup de conventions sociales. Des fois elles sont subtiles, des fois elles ne le sont pas, mais pour arriver à se faire des amis et à s'intégrer, il faut savoir comment communiquer, connaître des choses comme : une blague est drôle une fois, mais pas deux fois ou cinq fois. C'est quelque chose qu'il n'est pas donné aux personnes Asperger de comprendre en général. Autre objectif à atteindre : apprendre des bonnes méthodes de travail en classe et à la maison.

Qu'est-ce qui aurait été utile dans une école primaire ? Je me faisais souvent harceler par les autres. Il y aurait un besoin très marqué d'un accompagnement ou d'activités pendant les périodes non structurées. Quelqu'un, peut-être un autre enfant un peu plus âgé, qui se dévoue pour m'accompagner par exemple à mon casier, me dire de ne pas oublier tel matériel, ou tel cahier, et me dire de ne pas oublier de mettre ma tuque et mes gants avant de rentrer à la maison. Souvent, les personnes Asperger ont tendance à être hyper distraites, souvent dans les périodes où il y a beaucoup de turbulences et de jeunes qui courent autour, ils oublient facilement du matériel dans leur casier. Le harcèlement est assez fréquent quand quelqu'un est différent. Si ce n'est pas un handicap du genre Asperger, ça peut être que la personne est grosse, mince, ou même d'une autre nationalité.

Durant les périodes chaotiques, pendant la récréation, ce serait bien, pour les personnes Asperger, de pouvoir aller à la bibliothèque pour décompresser et lire des livres sur ses sujets favoris. Ne pas avoir à penser à ses travaux d'école, c'est la récréation. Si on lui dit que ce n'est pas le moment de lire des livres sur les insectes quand il va en classe, au moins à la récréation, il peut prendre quinze minutes pour lire sur quelque chose qui l'intéresse. On peut aussi organiser des activités de groupe pendant la période du déjeuner. La période de la récréation est un plaisir pour les neurotypiques, c'est à dire ceux qui n'ont pas d'autisme. Mais ceux qui sont atteint d'Asperger ou d'autisme, ne savent pas exactement comment se faire des amis. Une façon de faire c'est d'organiser certains jeux, en fonction de l'âge de l'enfant. Ça peut être des sports qui ne sont pas trop difficiles au point de vue traitement de l'information, comme faire une course à pied ou faire de la bicyclette … C'est quelque chose qui peut être organisé pour faire faire un peu d'exercice aux personnes Asperger quand elles n'ont pas la maîtrise des sports d'équipe. Je parlerai un peu plus tard, des raisons de cette difficulté, mais ça vient surtout du problème à gérer des situations multiples.

Ce serait très important que, dans les écoles, on fasse une politique de tolérance zéro envers le harcèlement des enfants les uns envers les autres : ça veut dire interdire carrément toute forme d'agacements, de brimades et aussi la violence que peuvent exercer les enfants envers les enfants différents. Il y a certaines écoles qui laissent passer cela parce qu'on dit : « ça fait grandir » ou « moi j'ai vécu cela quand j'étais petit et je n'en suis pas mort ». Il faut carrément changer les attitudes pour éduquer les enfants à ne pas se taper dessus. C'est très important. C'est au niveau du primaire et au niveau de l'école secondaire, qu'on appelle ici collège. Au Québec, on a la polyvalente, et donc aussi un changement de contexte social majeur, quand on est adolescent.

Il y a une espèce de fascisme qui se développe entre adolescents, du genre : il faut rigidement suivre la mode, sinon on est ringard, on se fait appeler de tous les noms. On développe certaines habilités qui sortent un peu du commun, que je n'ose pas décrire ici, qui commencent à se développer. Certains sont plus vantards que d'autres et parlent en des termes grossiers. Les adolescents ont souvent tendance à utiliser un langage grossier pour brusquer l'autorité, alors que notre jeune Asperger, lui, a appris qu'il ne fallait jamais dire de gros mots nulle part, et si il cherche à s'intégrer et commence à dire des gros mots, il va en dire devant l'instituteur, puis devant le principal, puis il va être dans le trouble, ce sont des choses qui peuvent arriver parce que les personnes Asperger ont du mal à identifier les contextes.

Ce serait bien de prendre quelqu'un pour aider à leur expliquer la culture adolescente et tous les mécanismes. Il faut des fois être sociologue né, parce que les bêtises que font les adolescents normaux, on en a des fois honte et on n'ose même pas en parler ; mais en tant qu'intervenant, il faut savoir faire comprendre ce qui se passe dans la culture adolescente au jeune Asperger qui est lui-même adolescent, qui va traverser aussi sa propre crise d'adolescence.

Il faudrait aussi aider à créer un environnement favorable à l'étude. En Ontario, à Sudbury, une petite ville du Canada, j'ai participé à un congrès sur l'autisme. Dans cette province, dans certaines écoles, il y a des ressources pour les personnes autistes et il existe un endroit appelé salle de ressourcement. Si une personne autiste a un professeur suppléant et que ça devient anarchique dans la classe — souvent dans les collèges au Canada, je ne sais pas si c'est la même chose en France, mais au Canada, quand il y a un professeur suppléant, il ne sait pas tenir aussi bien la discipline que le professeur titulaire —, elle a le choix d'aller soit à la bibliothèque faire ses devoirs, parce qu'elle ne va rien apprendre dans une classe où tout le monde crie et lance des bouts de papier, soit à la salle de ressourcement, un local tranquille où elle peut même mettre des écouteurs et faire ses devoirs, écouter de la musique. Elle peut s'en servir une fois par jour si elle a des problèmes de sur stimulation et qu'elle ne peut plus se concentrer en classe parce que c'est trop bruyant.

Autre chose très importante : les clubs d'activité. Dans mon école, on avait cela. C'étaient des clubs où l'on pouvait vivre nos passions. Il y avait un club de maths, un club d'échecs, des activités parascolaires. En utilisant les intérêts communs, on peut aussi apprendre à socialiser. Il peut être très utile pour aider un jeune qui est Asperger de l'inclure dans un groupe d'activités. Idéalement, il faudrait que les intervenants du groupe, qui sont habitués aux neurotypiques, connaissent un petit peu la personne Asperger.

Je peux citer un exemple qui a mal marché. C'est une histoire un petit peu longue, mais je vais vous raconter ça. J'ai eu la visite en 1970 de mon cousin Didier, qui était venu de France (ma mère est aussi française, elle s'est installée au Canada). Didier était donc venu visiter notre famille pendant que ma sœur et mon frère étaient en colonie de vacances. Il y avait une chambre de libre pour mon cousin, pour qu'il puisse séjourner chez ma mère. Mon cousin était le genre hippie. Moi, j'étais passionné par les calculatrices. J'avais une petite calculatrice que j'avais laissée dans la chambre de mon cousin. Pendant qu'il faisait la sieste, je vais la récupérer et je le découvre flambant nu sur le lit. C'était une habitude hippie des années 1970. Quelques années plus tard, ma mère m'inscrit dans un club d'astronomie. Là, il y avait un jeune à cheveux longs, qui cherchait à être ami avec moi. On se parlait, on échangeait … Un moment donné, je lui ai décrit comme mon cousin se couchait et je lui ai demandé si lui aussi se couchait comme mon cousin. Il ne voulait plus me parler. C'est un exemple de gaffe que peut faire une personne Asperger.

Tout cela bien que j'aie été élevé dans la pudeur chez nous. Mon cousin avait fermé la porte de la chambre et je n'avais pas à rentrer, ça aussi c'est quelque chose que « grâce au ciel » on devait apprendre : quand quelqu'un est couché dans une chambre, on ne rentre pas sans frapper. Si on sait qu'il fait la sieste, il ne faut pas déranger, c'est un autre volet. Toutes ces petites « grâces au ciel », une personne Asperger doit les connaître. Moi, j'avais onze ans à cette époque, et peut-être qu'un enfant doit savoir à onze ans qu'on n'entre pas comme ça dans une chambre sans frapper.

Un autre exemple : dans mon lycée, les adolescents avaient la manie après avoir mangé leur lunch, de mettre leur sac à lunch en boule et de le lancer par dessus l'épaule pour que ça tombe n'importe où et disaient : « le concierge va ramasser ». Il y avait toujours des petites modes un peu niaiseuses. Plus tard, je me suis inscrit dans un club de jeunes naturalistes. Il fallait que j'apprenne que la culture n'était pas la même. J'avais fait la même chose avec mon sac à lunch et ce n'était pas très bien vu. On m'a dit : « on est écologistes ici, tu vas prendre ton sac à lunch, tu le mets dans le sac à dos et tu vas le mettre dans la poubelle ».

Cet incident là a été pardonné, je n'ai pas perdu d'amis. Heureusement, parce vers le milieu des années 1970, les gens étaient peut-être un petit peu moins rigoristes qu'au début des années 1970 où on était encore très à cheval sur des principes d'honneur et c'est pour cela que c'était facile de perdre des amis. Mais en 1975, les gens avaient un petit peu évolué et étaient pour le moins plus tolérants et conciliants, pour peu que tu corriges ta gaffe, on grandissait.

Lila Vinçot-Abiven :

J'ai moins de recul que Georges sur la question. Mais je veux dire que le diagnostic est vraiment important. Le syndrome peut passer inaperçu, parce que d'une part on peut très bien être Asperger et avoir de bonnes notes en classe, c'était mon cas, mais je n'avais pas de copains, et d'autre part ce n'est pas un truc qui s'imprime sur du papier ; les enseignants n'inscrivent pas sur le bulletin scolaire une rubrique en plus : « n'a pas de copain en classe ». En revanche, ma mère s'en est aperçue. Les traits de caractères que l'on a peuvent se rencontrer chez d'autres personnes dites « normales » ou neurotypiques : timidité, excentricité... On se dit : « c'est son caractère, c'est tout » ou alors : « ça va passer » ou : « ce sont des troubles typiques de l'adolescence », etc. Le fait qu'il y ait un diagnostic est assez primordial parce qu'on comprend alors qu'il y a un problème et qu'il pourra être réglé par telle ou telle thérapie, telle ou telle aide spéciale, comme Georges vous l'a décrit.

Je peux vous raconter mon parcours scolaire. Dès la maternelle et tout au long de ma scolarité, je n'aimais pas la récréation. Dès la maternelle, je voulais rester en classe à l'heure de la récréation et en primaire et collège, je me trouvais un coin tranquille où je m'isolais et où je rêvais éveillée. C'est quelque chose que je fais toujours d'ailleurs : je suis dans mon monde imaginaire, je suis dans les nuages et je ne fais pas trop attention à ce qui se passe autour. C'est d'ailleurs pour cela qu'il vaut mieux être dans un coin isolé, parce que être debout au milieu de la cour et recevoir un ballon dans la figure, non. Et puis dans un coin, les autres ne me regardaient pas, même s'ils s'en apercevaient quand même, évidemment. Ça les intriguait un peu, sans plus. Je n'ai pas eu beaucoup de brimades, quelques unes quand même. Mais ceux qui le font de petites réflexions, de petites moqueries, pensent que ça ne porte pas à conséquence : « on est ensemble, on est des gamins … ». Certains croient même que c'est parce qu'on est copain. Dans mon cas, non, parce je n'étais pas proche de grand monde. Ils ne voient pas les conséquences, mais l'embêtant, c'est qu'on ne répond pas, mais on le ressent, on le retient.

À force d'emmagasiner tout cela, on est de plus en plus frustré, on entend parfois parler de gens tout timides qui « pètent les plombs » un peu, eh bien c'est un peu cela. On reste secret, mais intérieurement, on finit par bouillir et des fois, ça peut lâcher, on peut faire une grosse colère. Ça ne m'est pas arrivé souvent. En primaire, j'avais de bonnes notes, mais j'étais isolée, pareil au collège. C'est passé pour des traits de caractères, des troubles de l'adolescence. Je ne recherchais pas vraiment l'amitié non plus. Je me trouvais très bien toute seule. Quand je parle avec des gens, maintenant, je m'aperçois que je supporte beaucoup mieux la solitude qu'eux. J'ai mon monde, j'ai mes propres activités, j'aime beaucoup lire, je me suffisais à moi-même. Je ne vois pas pourquoi j'aurais eu besoin de rechercher des amis. Pas comme si je méprisais les autres, mais je n'en éprouvais pas le besoin, tout simplement. En fait, c'est surtout ma mère qui m'a poussée à me socialiser un peu, surtout au collège. J'étais élève dans l'établissement où elle était documentaliste, donc elle me voyait bien isolée dans un coin de la cour et me disait : « il y a des filles sympas dans ta classe, tu pourrais leur parler un peu ».

Ça s'est poursuivi un peu comme cela au lycée. Pour discuter avec les autres c'était un peu difficile, parce que je n'avais pas de centres d'intérêts très communs avec eux. Je n'avais pas des centres d'intérêts « anormaux », comme ceux qui s'intéressent aux horaires de train, par exemple (en ce moment, je m'intéresse aux mangas, les bandes dessinées japonaises, et aux jeux vidéo : il y plus atypique comme centre d'intérêt), mais je ne m'intéressais pas aux trucs qui intéressaient les filles de mon âge : les fringues, et c'est toujours le cas, je ne suis pas du tout sensible à la mode, un pull, un jean, ça me va très bien, c'est passe partout, et aussi, les garçons. Alors là, c'était un mystère : nous sommes allés en voyage en quatrième en Haute-Maurienne par le car, j'avais 14 ans, je voyais les filles de ma classe qui regardaient les garçons par la fenêtre et qui poussaient des cris et des gloussements. Je me suis alors posée la question : c'est moi l'extra-terrestre ou bien c'est elles ? Je ne comprenais pas du tout. Disons que j'avance à mon rythme sur ce plan là. Parfois on se sent décalé, effectivement. Comme je me suffisais un peu toute seule, j'ai traversé la période collège → lycée comme cela.

Quand est arrivée la question de la fac, j'ai décidé de regarder les programmes qu'offraient les différentes universités. Je voulais faire des sciences du langage, de la linguistique, et j'ai fini par choisir la fac de Bordeaux. Mes parents s'inquiétaient sur le fait que j'allais devoir partir. J'avais déjà passé quelques semaines sans mes parents, parce que j'allais en centre aéré, en gîtes d'enfants, lorsqu'ils partaient en vacances tous les deux, mais là, c'était autre chose : j'étais seule presque toute l'année scolaire, sauf pendant les vacances, dans une autre ville, dans une chambre d'étudiante. Finalement, ça s'est bien passé puisque ça me permettait aussi d'avoir une indépendance vis à vis de ma famille, mon petit jardin secret. Pour rester en contact, m'a mère a quand même insisté pour m'offrir un portable. Quand je parlais d'absence de pression sociale, la preuve, c'est que c'est elle qui m'a offert un portable, ce n'est pas du tout moi qui l'ai tannée pour l'avoir. Et encore, un forfait de deux heures par mois me suffit et parfois je ne le consomme pas. Je suis sûre que ce n'est pas le cas de tout le monde. Je n'accuse personne.

À la fac, j'ai eu la chance de rencontrer deux filles très sympas, qui sont allées vers moi. Même si je me socialisais déjà plus à cette époque, ce sont quand même ces filles qui sont venues vers moi et m'ont posé des questions. Je les ai trouvées sympas et je les ai vues plus régulièrement. Sinon, les relations avec les autres étudiants sont peut-être un peu plus utilitaire, disons : on s'aide, on se passe des cours, mais on ne se voit pas vraiment entre les cours. Après avoir eu mon DEUG, je suis allée dans une autre fac, à Tours, donc changement de ville.

J'ai fini par avoir un truc : quand je débarquais, j'achetais une carte de la ville et je repérais tous les petits endroits où j'aimerais bien me rendre : les librairies, les boutiques de mangas, la médiathèque et aussi la laverie automatique, le supermarché … Cela permet de prendre beaucoup de repères et donc de me construire mon petit environnement personnel. Ça aussi, ça rassure. À ce moment là, je me suis aperçue aussi qu'il y avait un autre truc qui gênait, c'était le fait que j'aie pris un rituel.

Je me promène beaucoup à pied seulement, comme je vous l'ai dit, j'en profite pour riper dans mon monde imaginaire. Je ne suis pas dans mon monde au point de me faire faucher par une voiture en traversant la rue, encore heureux, j'ai l'instinct de survie, mais cela se voit. Les gens voient quand je suis dans les nuages. Des fois, je me mets même à rire toute seule. Certains se moquent de moi et d'autres sont perturbés, cela leur fait un peu peur. C'est à ce moment là que je m'en suis aperçue. C'était un peu comme en primaire / collège, sauf que je ne reste plus plantée dans mon coin, j'ai besoin de marcher. Et enfin, je suis allée à Lorient pour faire ma première année de master et à Vannes, maintenant, pour ma deuxième année.

Toujours le même mécanisme : je prends mes repères un peu avant la rentrée et voilà ça marche. En revanche, je n'ai pas eu vraiment de copines étudiantes comme j'avais eu lors de mes deux années à Bordeaux, mais bon je me suis beaucoup plus socialisée en fac qu'avant au collège / lycée. Cela m'a fait beaucoup de bien sur ce plan là.

Emmanuelle Névo :

Comment vivez-vous votre syndrome d'Asperger, quelles sont les difficultés que vous rencontrez et comment essayez-vous, maintenant, de les surmonter ?

Georges Huard :

Je vais expliquer quelques unes des stratégies que j'emploie pour surmonter les difficultés. Pour ceux qui ne savent pas, je vais expliquer quelles difficultés on rencontre avec le syndrome d'Asperger et celles qu'on ne rencontre pas.

La première que l'on rencontre, est une difficulté dans les habiletés sociales et la communication, et aussi certaines habiletés motrices qui seraient utiles pour certains sports d'équipe ou pour faire du vélo.

La seconde est une réponse anormale aux sensations. Ça peut être une hypersensibilité à certains bruits, comme quelqu'un que je connais qui n'aime pas les choses qui couinent ou d'autres les bébés qui pleurent en faisant la queue au supermarché, ça peut être visuel, comme une hypersensibilité aux lumières fluorescentes. Il y en a de toutes les sortes. Ça, c'est pour les troubles envahissants du développement, l'autisme comme mon frère a.

Pour une personne Asperger, il n'y a aucun manque ou retard au niveau du langage. Il peut avoir parlé un peu plus tard, ou des fois même plus tôt, mais très souvent, dès qu'il a appris à parler, il devient ce qu'on appelle un moulin à paroles. On peut trouver aussi chez les personnes Asperger des habiletés qui dépassent la moyenne des gens, dans certains domaines circonscrits.

Comment surmonter les difficultés, les rapports anormaux avec les gens ? Je prends l'exemple d'un enfant Asperger qui regarde la télévision. Son frère se place devant lui et cache la vue. Que va faire le frère Asperger ? Juste pousser son frère comme si c'était un objet qui était devant lui, au lieu de lui dire : « excuse moi, tu n'es pas transparent ». C'est ce qui fait dire que certaines personnes Asperger ou autistes prennent les gens pour des objets et parfois ne font pas la différence entre certains objets animés et certains objets inanimés. On voit parfois des personnes autistes qui sont attachées à des objets. Mais j'en parlerai un peu plus tard.

Autre exemple personnel : je prenais les gens pour des bases de données qui pouvaient répondre à toutes mes petites questions existentielles. Quand j'avais une visite de Paris, je pouvais poser des questions sur le métro de Paris, et je pouvais la saoûler avec ça. Ça a pris un certains temps avant que je comprenne qu'il fallait que je catalogue les gens selon leurs intérêts et que je me dise : avec telle personne je peux parler du métro, avec telle personne je peux parler d'astronomie … Il y en a qui s'intéressent juste au sport et aux voitures : ceux-là m'intéressaient moins. Ce qui est très compliqué, c'est que quand un sujet n'intéresse pas l'autre, ça ne veut pas dire que le sujet est invalide ; c'est juste que ça n'intéresse pas l'autre. Certaines personnes Asperger peuvent se dire que si leur sujet n'intéresse pas l'autre, c'est qu'il est nul. Or ce n'est pas une attitude qui devrait se développer : toute curiosité est valable.

Des fois, ça peut aller dans le mauvais goût, il faut un petit peu contrôler. J'en ai connu un qui connaissait par exemple toutes des adresses des salons mortuaires à Montréal. Une fois, parce que c'était plus fort que lui, il est allé à un enterrement qui n'avait pas de lien avec sa famille, juste pour voir et même toucher le mort. C'est un cas extrême, mais des fois la curiosité peut aller loin.

Les personnes Asperger ont parfois un esprit inquisiteur et veulent des réponses à tout. Leurs intérêts peuvent se tourner vers les insectes, les animaux, des fois les animaux dangereux à cause d'une certaine peur qu'ils ont eue ou qu'ils ont développée par rapport à ces animaux, soit en regardant un film, soit pendant une sortie de camping. Ils se sont peut-être fait piquer par quelque chose. De là s'est développée une fascination. Dans mon cas, comme je l'ai dit plus tôt, les clubs d'activité, comme le club de jeunes naturalistes, et un peu plus tard un club d'ordinateurs, m'ont aidé à m'intégrer.

On peut noter un rapport anormal avec les objets chez certaines personnes autistes, surtout celles comme mon frère Antoine, qui a un autisme de Kanner avec déficience intellectuelle associée. Lui s'attachait à un rouleau de sparadrap vide qu'il mettait autour du doigt et qu'il faisait tourner de manière obsessionnelle. C'est ce qu'on appelle de l'auto-stimulation. Pour d'autres, ça peut être des bouts de ficelle qu'ils placent devant leurs yeux pour s'auto-stimuler. Mon frère ne pouvait jamais se séparer de son rouleau. Il l'apportait toujours avec lui et si ma mère lui disait de le laisser à la maison (« ça n'a pas de sens de traîner toujours cela avec toi, ce n'est pas utile d'apporter cela avec soi »), là il faisait une crise.

Moi, quand j'ai eu ma première calculatrice scientifique, j'en ai acheté une avec un chronomètre, parce que j'aimais savoir les secondes défiler. Je vous donne un exemple : ici, on voit le nombre de secondes qui me restent avant la fin de mes vacances, soit 876 460 secondes ou 10 jours, 3 heures, 27 minutes et 34 secondes. Ici, il y a même une échelle, comme une aiguille de montre, qui monte graduellement. C'est un exemple de mes petites obsessions par rapport au passage du temps. J'ai un autre logiciel avec des gadgets : voici le nombre de secondes depuis mon départ de Montréal. J'ai mis un ovni à la place d'un avion pour faire une petite blague. En tant que personnes Asperger, on a un sens de l'humour. Mais il peut vous paraître des fois incohérent ou — j'ai inventé un nouveau mot — « acontextuel ».

Comme Lila s'intéresse aux mangas, moi, ma passion, c'était la science-fiction. Et j'aimais beaucoup les histoires d'extra-terrestres, les histoires de voyage spatial comme Star Trek et aussi 2001, l'Odyssée de l'espace. J'aimais beaucoup les films de science-fiction et les films qui font voir des endroits exotiques. Ce sont des choses assez passionnantes pour moi. Je ne suis pas toujours sérieux et, des fois, il faut que j'apprenne à faire la part des choses entre le sérieux et ce qui ne l'est pas. Ça fait partie des spécificités. J'aimais donc voir défiler des heures et les secondes. Je faisais ça partout dans le métro, au marché … et ça avait l'air bizarre. Mais on observe aujourd'hui que les choses commencent à changer : il y a des gens qui se promènent avec des PDA partout, alors que dans les années 1970, avec une calculette, ça paraissait un peu bizarre. On voit que des fois le temps, les modes et les courants peuvent nous favoriser.

Je vais parler des problèmes avec les événements et les changements. Des choses qui perturbent la routine, il y en a de toutes les sortes, problèmes familiaux, déménagements, catastrophes comme des incendies à la maison, qui perturbent autant les neurotypiques que les autistes. Mais, disons que la mère qu'on a l'habitude de voir porter des lunettes se met à avoir des verres de contact : ça, ça peut parfois faire paniquer une personne Asperger. Il dit : « je ne reconnaîtrais plus ma mère, je la reconnais par ces lunettes », parce qu'il a du mal à reconnaître les visages.

J'évoquerai aussi les changements de mode. Dans mon cas particulier, j'ai grandi dans les années 1970 et j'ai vu une époque de pleine effervescence de la société : j'ai vu l'homme atterrir sur la lune, j'ai vu l'égalité des droits pour les hommes et les femmes, éventuellement pour les gays et toutes les sections minoritaires de la société. J'ai vu aussi la mode unisexe, qui faisait qu'on n'avait pas peur de prendre le pull de sa sœur par accident quand on est pressé et d'avoir l'air bête, parce que c'est unisexe, c'est fait à la fois pour les garçons et les filles. Pour moi, c'était une modernisation, comme l'électronique et le reste. Le droit pour les garçons de porter les cheveux longs c'était aussi une modernisation de la société, parce qu'on avait plus besoin de s'en faire avec ces choses là. Le jour où on m'a dit que ce n'était plus la mode, le 11 juillet 1976 à 11 h du matin, là, c'était la catastrophe, je n'ai pas dormi, toute ma vie était bouleversée.

Prenons un autre exemple : un adolescent Asperger de 16 ans qui aime bien rester seul dans sa chambre. Pour les vacances, la famille loue un chalet où les deux frères doivent être dans la même chambre, ou même toute la famille doit dormir dans la même chambre. Lui est complètement anxieux, les vacances le terrorisent. J'ai déjà vu des cas comme cela. Il faut être beaucoup plus attentif lorsqu'on partage une chambre avec une autre personne : on peut déranger l'autre ou l'on peut être dérangé par l'autre et ça, ça fait beaucoup d'anxiété pour une personne Asperger. Ça peut être : « pourquoi tu allumes la lumière pour lire ton livre, tu vois que ton frère dort ». Il entend des sermons pendant toutes les vacances alors que toute l'année il est habitué à lire dans sa chambre. Il pouvait lire aussi longtemps qu'il voulait, ça ne dérangeait pas son frère, il pouvait même mettre la radio s'il voulait, mais là il faut qu'il fasse attention. Il sent qu'en vacances il n'est pas en vacances. Il sent que c'est même plus difficile que quand il était chez eux dans l'année.

Il y a aussi les anxiétés de transition, comme changer d'école, passer du primaire au secondaire, le collège, l'université … Ces transitions ordinaires peuvent rendre nerveux les neurotypiques, mais aussi les personnes Asperger. Il y a aussi les changements dus à la logique. Ce que les neurotypiques appellent la logique, c'est le gros bon sens. Je vais citer un exemple fictif.

Un enfant Asperger prend un chemin avec sa mère pour aller à l'école et le chemin implique de passer devant un magasin d'ordinateurs. Il faut 15 minutes pour marcher de la maison à l'école par ce chemin. Un an plus tard, le petit frère commence l'école, mais il est très intelligent et il a le sens de la logique. Il dit : « si on passe par la ruelle, ça va nous sauver 5 minutes et on va arriver à l'école plus vite ». Le jeune Asperger, lui, en traversant par la ruelle, est complètement déboussolé. Il fait une crise : « Qu'est-ce que c'est de cette idée : je n'ai plus le droit de voir ma vitrine d'ordinateur, en plus ça sent mauvais, il y des crottes de chien, c'est quoi ce chemin, c'est laid ». C'est un changement qui l'a complètement bouleversé. La mère ne comprend pas pourquoi il fait une colère.

Aujourd'hui, beaucoup de parents sont obsédés par l'idée de gagner 5 minutes par ci, 5 minutes par là, parce qu'ils sont très à court de temps. Le frère est félicité pour avoir trouvé ce chemin-là. Mais le jeune Asperger, lui, ce qu'il le dérange, c'est non seulement qu'il manque le magasin d'ordinateur, mais aussi, contrairement à son frère et à sa mère, il part souvent dans la lune en marchant et va marcher aussi dans les crottes. Ses souliers sont sales, il ne fait pas attention comme son frère, il se fait dire des sermons, ça le met en échec. Un changement qui semble mineur peut débouler sur d'autres réactions, sur d'autres situations qu'on n'a pas prévues et que la personne Asperger n'a pas intégré, comme faire attention aux saletés dans la ruelle. Ce n'était pas programmé par lui, alors que le chemin d'avant était un chemin plus propre.

Très souvent, avant de changer quelque chose pour une personne Asperger, il faudrait avertir que l'on va devoir changer les plans et dire : « on va prendre tel chemin ». Si la personne Asperger a de la difficulté à prendre le nouveau chemin, on peut dire : « deux jours par semaine, on va prendre le chemin que tu aimes et les deux autres jours, on va prendre celui que ton frère aime ». Des fois, on peut faire des compromis. Parfois, la personne Asperger peut être très intelligente et dire : « il y a plein de microbes, il y a plein de saletés, on va devenir malade ». Il peut essayer de ruser et dire : « on revient à l'ancien chemin ». Il peut même affirmer qu'il y a la peste et la rubéole, toutes sortes de maladies dans les poubelles, surtout si sa mère a un trouble obsessionnel compulsif et qu'il découvre ses faiblesses, ça peut arriver aussi.

Quand on parle des changements, il y a les changements intermittents, comme dans une cour de récréation : des fois les gens sont tentés de jouer, des fois non. Souvent, les personnes Asperger préfèrent la routine et les personnes sécurisantes. Moi, quand j'étais au secondaire ou au collège, j'allais à la bibliothèque pour me réfugier.

Autre problème : les problèmes avec les sens. Les bruits peuvent déranger, ça c'était mon cas, surtout les bruits stridents et les bruits soudains. J'avais peur lorsque, dans les centres commerciaux, des gens gonflaient des ballons à hélium. Quand il y en avait un qui crevait, ça me terrorisait. Les parents du jeune Asperger vont dire : il faut prendre le plus court chemin pour aller d'un magasin à un autre, mais une personne Asperger va tenter d'éviter les sources de mauvaises surprises, comme le clown qui gonfle des ballons pour une œuvre de charité par exemple. Les bruits soudains, ça peut être n'importe quoi : des enfants qui jouent avec des pétards, un marteau piqueur et aussi même les bouteilles de champagne. À un moment donné, je me cachais quand ma mère ouvrait une bouteille de mousseux quand pendant les fêtes ; le bouchon qui sautait me faisait peur. C'est quand même mineur, on va dire que l'enfant est très nerveux, mais pour maîtriser ses peurs, il faut du temps. C'est le temps qui arrange. J'ai appris à maîtriser en me disant que ça ne faisait pas mal.

Les besoins de silence. Comme les neurotypiques, nous avons besoin de périodes de silence : un petit séjour à la campagne, marcher tout seul, aller à la bibliothèque … pour aller chercher le silence.

[ Georges rencontre un problème avec sa présentation PowerPoint et plaisante : « les ordinateurs ont été développés par des Asperger, mais pour qu'ils conviennent aux neurotypiques, on leur a donné des humeurs. Des fois, les commandes, ça les tente de marcher, des fois non. On a arrangé cela pour que ça plaise aux neurotypiques qui aiment que les choses soient imprévisibles, parce que sinon, ils se lassent ». ]

Comme je l'ai montré plus tôt, on parle de réponse anormale aux sens. Pour le visuel, je vous avais montré le nombre de secondes qui restent avant la fin de mes vacances. D'autres fixeront les ventilateurs qui tournent ou les sèche-linge, ce sont des activités qui peuvent revenir chez les personnes Asperger pour une stimulation visuelle. Avec le temps, étant de plus en plus occupé, j'ai moins le temps pour passer des heures à fixer des choses de ce genre. Cette autostimulation est aussi paradoxale : c'est comme quand certains neurotypiques, pendant les cours, vont faire des dessins sur un papier ou se tourner une couette de cheveux, ou taper du pied par terre …

Les talents spéciaux. En haut, on voit mon quartier d'enfance, en bas, on voit un dessin qui va ressembler à cette cité, mais en ruine, visitée par des extra-terrestres. Vu que j'étais fan de science-fiction j'aimais cela, voyager dans le temps. Je m'imaginais en 2764. On voit les ruines qui sont explorées par des archéologues extra-terrestres. C'est un exemple de ma fascination pour la science-fiction. Si ma mère m'avait laissé, j'aurais été pratiquement comme Gilles Tréhin, que vous connaissez peut-être, pour ceux qui connaissent Urville. Gilles Tréhin est passé à l'émission de Delarue.

Les jeunes autistes qui ont de la difficulté à se laisser toucher. Je n'étais pas l'exception, mais ce qui m'a aidé à me faire toucher, c'est l'époque de ce que j'appelle affectueusement « le temps des cheveux longs ». On voit la photo ici : des baba cool réunis pour un repas commun pendant un festival folk, dans la région de Montréal en 1982. J'ai souvent côtoyé le genre baba cool parce que je me sentais accepté par eux. Parfois les personnes Asperger vont être acceptés par un groupe marginal, mais paradoxalement certains groupes marginaux sont moins tolérants que la moyenne des gens. À l'époque, les baba cool acceptaient toutes les différences. Je dis baba cool, mais au Québec on s'appelait granola, on s'appelait hippies, le nom n'est pas vraiment exact, mais ça décrit le genre de personne : le genre qui aimait voyager en Inde, qui avait un grand sens de l'émerveillement. C'est une chose que j'ai gardée de cette époque, je trouve cela important que l'on conserve un certain sens de l'émerveillement.

Maintenant, je peux me laisser toucher. Je peux sursauter encore parfois si on me touche par derrière, mais il ne faut pas y faire attention : dès que je vois que c'est quelqu'un que je connais, il peut me toucher à nouveau, il n'y a pas de problème. C'est juste que la surprise va me faire sursauter un peu et va transmettre un message non verbal que je ne voulais pas transmettre.

Les problèmes de motricité. J'ai appris à 12 ans à faire du vélo, parce que j'ai mis du temps à gérer mon équilibre. J'ai aussi des problèmes avec les sports d'équipes, qui demandent à traiter trop d'informations en même temps, et je me faisais ridiculiser, ça me mettait en échec. Pour qu'une personne Asperger apprenne à faire du sport, il faut favoriser soit les toutes petites équipes, soit les sports individuels. Ça peut être bien utile pour une personne Asperger de pouvoir participer. L'important est de créer une atmosphère où la participation prime sur la volonté de gagner ou de perdre.

Je vais montrer un petit clip vidéo dans lequel j'étais messager. Ici je présente des extraits de ma carrière de messager à vélo. Ça fait partie du destin des personnes Asperger, des fois, d'avoir des difficultés dans les entretiens d'emploi, parce que c'est là que le non verbal est hyper essentiel et qu'il faut savoir se vendre. Par chance, j'ai rencontré Peter Zwack, qui est météorologue et qui a un enfant autiste. Il m'a aidé à me placer dans le Département des Sciences de l'Atmosphère de l'Université du Québec, où je suis devenu technicien en informatique. J'y suis depuis neuf ans et ça va toujours très bien, les gens apprécient mon travail. C'est un changement venu dans ma vie.

Souvent pour aider une personne Asperger à s'intégrer dans le monde du travail, il faut carrément outrepasser l'entretien d'emploi, parce que ce n'est pas ce qui a de plus facile. Il faut passer plutôt un programme où la personne passe directement de la fin de ses cours à un travail, sans passer par un entretien. C'est plus comme s'il devenait apprenti et qu'on lui apprenait à faire le métier. C'est mieux que d'essayer de le faire convaincre des employeurs, ce qui est très difficile. Il y en a qui peuvent réussir, avec des entraînements, à passer des entretiens, mais c'est une source d'anxiété pour beaucoup. Qu'est-ce que c'est d'être bien mis ? Qu'est-ce que c'est de faire une bonne impression ? Ça peut mettre une personne Asperger en échec. Pour minimiser les échecs, idéalement, il faudrait un régime dans lequel il passe directement de la fin de ses études à un travail d'apprenti, rémunéré, où il apprenne son expérience d'une manière de ce genre.

Chez les personnes Asperger, on voit aussi beaucoup d'excentriques qui ont des goûts pour faire des choses étranges, comme, pour des enfants, escalader le toit de la maison et regarder la vue du voisinage, nager au-delà des gardiens de plage, au-delà de la bouée de limite de la plage. Certains peuvent faire des choses très dangereuses, ça peut arriver.

J'ai un copain qui s'appelle Ben Kramer, qui a canalisé ce genre de passion pour faire une levée de fonds pour une société de l'autisme à New York. Ici on va le voir plonger dans la rivière Hudson à New York. Il a mis 9 h 30 pour faire le tour de l'île de Manhattan et avait réussi, il y a deux ans, à ramasser 50 000 $ (à peu près 40 000 €). C'était un accomplissement, quelque chose dont il était fier. Il ne peut pas sortir de l'eau. À chaque fois qu'il va en vacances, il faut qu'il y ait un grand lac, il n'aime pas nager dans les piscines, il faut qu'il aille dans des endroits où il peut nager sans arrêt. Ce n'est pas le nageur le plus rapide, mais pour l'endurance, c'est bon. Souvent ce qu'on va remarquer chez les personnes autistes, c'est que l'endurance est là, mais pas la vitesse où l'efficacité. Très souvent, on va remarquer de très forts pouvoirs de concentration et des habiletés pour faire des choses qui sortent de l'ordinaire.

Les problèmes de communication verbale. Vous allez par exemple remarquer que votre enfant Asperger a tendance à prendre les choses au pied de la lettre. Ma mère, comme beaucoup de mamans, devient désespérée quand il y a le désordre dans la maison. À mon frère, qui ne ramassait rien ou faisait des bêtises, ma mère disait des choses du genre : « je m'en vais, je ne reviens plus ». Évidemment, moi, j'étais terrorisé d'entendre cela. Mais pour mon frère Gilbert, qui est neurotypique, savait au fond de lui que sa maman ne ferait jamais ce genre de choses. Peut-être était-elle ironique en disant cela et a-t-il lu l'ironie sur son visage. Moi, je n'ai pas pu lire cela et j'étais terrorisé.

Mon frère était bon pour me monter des bateaux. Il m'a fait croire une fois, après avoir visité l'aéroport de Montréal, que l'école n'était pas contente des autobus parce qu'ils n'étaient pas assez rapides, ils allaient donc commander des avions pour amener les élèves à l'école. Il m'a dit qu'à partir de lundi, ce serait un avion qui nous ramasserait. J'ai pris cela au pied de la lettre. Mon frère a ri le lundi quand il a vu que j'étais déçu de voir que c'était un autobus comme d'habitude. Il avait vraiment réussi à me monter un bateau.

Des fois, les problèmes de naïveté peuvent aller très loin. Un camarade de classe, au collège, peut faire croire qu'il faut payer un permis pour utiliser les ascenseurs, ou la bibliothèque, ou la cantine, que c'est lui qui se charge de collecter l'argent et si on ne paie pas, on va en prison. Une personne Asperger peut se faire embarquer dans des bateaux de ce genre et tout l'argent que les parents lui donnent pour son dîner peut aller dans les mains de quelqu'un de peu recommandable. Il faut souvent veiller à ce que l'enfant ne tombe pas dans des pièges tendus par d'autres collègues de classe qui voient ses faiblesses et peuvent jouer là-dessus.

Mon frère m'a fait d'autres canulars : il m'avait fait croire qu'il y avait une grosse coccinelle, grosse comme le poing, qui se promenait sur la fenêtre de la cuisine. Au Québec, toutes les fenêtres ont des moustiquaires : pour atteindre quelque chose à l'extérieur de la fenêtre, il faut démonter la moustiquaire. Mon frère m'avait dit cela pendant que ma mère était très occupée à laver du linge. J'ai alors demandé à ma mère : « viens voir, il y a une grosse, grosse coccinelle sur le bord de la fenêtre ». Ma mère m'avait grondé et m'avait dit : « tu ne vois pas que je suis occupée, là ? » et moi j'étais embarrassé. « Qu'est-ce que j'ai fait ? » Je ne savais pas ce que j'avais fait, mais mon frère savait que c'était une façon de me mettre dans le trouble. Ce sont des petites situations familiales qui peuvent arriver.

Autre problème : les problèmes de communication non verbale, comme ne pas être capable de lire les émotions sur le visage des gens, reconnaître les gens dans la rue, reconnaître quelqu'un qui a changé sa coiffure. J'ai eu toutes ces difficultés là et des fois je trouve que ça a des avantages de ne pas reconnaître les émotions. Il faut expliquer les conventions sociales, dans les nouvelles situations.

Lila Vinçot-Abiven :

Pour suivre un peu ce qu'a dit Georges, au niveau des difficultés de perception sensorielle, pour moi, c'est surtout au niveau de l'ouïe que ça peut être embêtant. Pas comme certains autistes qui sont très sensibles à des sons, par exemple, mais le docteur Lemonnier a dû vous parler d'enfants qui ont du mal à filtrer les sons et qui sont très fatigués à la fin des cours, parce que ça demande beaucoup de concentration.

J'ai bien suivi ma scolarité sans avoir vraiment ce genre de difficulté, en revanche, au niveau des conversations, c'est là que ça devient gênant. Je peux être très à l'aise dans une conversation avec une seule personne, un dialogue, mais lorsqu'il y a plus de personnes, si en plus il y a deux groupes de personnes qui se mettent à parler en même temps, chacune de son côté, ça devient très difficile, parce qu'à ce moment là je n'arrive plus à séparer les sons. Je dois me concentrer sur une seule conversation. Souvent au cours des réunions, ou des réunions de famille, des fêtes, à la fin je n'en peux plus, je ne sais plus à qui parler et je suis un peu submergée par le bruit. Je dois souvent dans ce cas m'excuser et aller m'isoler un peu dans une pièce à part.

Au niveau de la communication, des rapports aux autres, avant j'étais très repliée sur moi-même. Depuis que je suis à la fac, ça va mieux, sauf que j'ai décidé justement de me rattraper par rapport à ça et le résultat, c'est que je suis parfois trop extravertie, voire provocatrice. Pour me faire un peu remarquer peut-être. Dans les deux cas, ce n'est pas très nuancé comme situation. Je peux dire les choses très franchement, je campe sur mes positions et nous nous sommes aperçus que ça pouvait être très gênant parfois par exemple lors d'entretiens d'embauche. On y revient aussi. C'est effectivement difficile de jouer un rôle, de cacher ce qu'on pense vraiment. On a fait des exercices avec le docteur Lemonnier et on m'a parlé de précédents entretiens que j'avais eus, qui se sont montrés assez désastreux. Des fois je peux être bien, mais des fois je peux sortir la phrase qui tue, et j'ai du mal à cacher ce que je pense, même s'il le faut. J'ai du mal à comprendre qu'il faut jouer un jeu.

Dans les discussions, je veux toujours que tout soit clair. Je n'aime pas trop qu'une situation soit ambiguë. Je veux mettre les choses au point. Je veux mettre en avant ce que je sais et je suis sûre de ce que j'avance. Ça devient donc un peu moralisateur. Je peux devenir peut-être agaçante des fois. Je suis très péremptoire. Je dis : « les choses sont comme cela ». C'est beaucoup un problème de nuances dans l'expression. Il est également difficile de savoir quand s'insérer dans la conversation pour ne pas interrompre les autres. Ça aussi c'est un problème. Il faut attendre, il faut bien faire attention à ce qu'ils disent et ce n'est pas si facile. D'après ma mère, c'est depuis que j'ai 18 ans que j'arrive à répondre de façon pertinente dans les conversations, à arriver à faire vraiment attention pour réussir ça.

J'ai fait du théâtre au lycée et ça m'a bien aidé. Je n'étais pas très bonne actrice, mais simplement, ça m'a aidée à être plus à l'aise quand je faisais des exposés en classe et surtout ça m'a aidée à regarder les gens dans les yeux. Avant, j'étais souvent le dos assez courbé et je ne les regardais vraiment pas dans les yeux. Alors que depuis, j'affronte le regard et c'est déjà un signe d'autisme en moins. C'est moins perturbant pour les gens. Je pense que c'est le principal que je pouvais dire en plus de Georges.

Emmanuelle Névo :

Merci à vous deux. Malheureusement, il nous reste trop peu de temps pour débattre avec Lila et Georges, donc si vous avez des questions, ils sont à votre disposition pour y répondre pendant la pause.




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